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Littérature africaine, bourgeoisie et institutions littéraires

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  Un grand nombre d'auteurs africains ont éclos en France. Soit parce que publiés en France soit parce qu’y étant établis. Ce constat ne relève pas du seul désir des africains. C’est important de le souligner dès le départ. De facto, ce pays occupe une place centrale dans la production et la réception des œuvres africaines. Ceci est un constat froid et implacable. Seulement, cette réalité mérite qu’on s’y arrête un instant. Le regard ici ne doit pas être figé dans une posture contemplative, pareille à celle que l’on aurait devant un masque accroché à un mur, mais on doit lui tourner autour, le regarder de haut, de bas, devant, derrière, sur les côtés. Cette réalité doit être interrogée pour ce qu’elle représente, et cette analyse ne saurait se faire en éludant le rôle de la littérature dans la construction d’un imaginaire national, sinon territorial. La littérature comme la technologie est un moyen d’avoir prise sur un territoire. Je veux dire par là qu’elle n’a pas seulement pour

Mal et indifférence

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Le génocide est le mal absolu. En ce sens qu’il vise l’éradication d’un peuple. Quand un génocide est en train de se dérouler, et que quelques voix à peine audibles le dénoncent, nombreux sont ceux qui en doutent, crient à l’exagération, à l’incompréhension, à la manipulation, exigent des preuves solides, convaincantes, irréfutables, comme des juges du haut de leurs magistères qui voudraient fonder leur sentence sur des faits, rien que des faits, du tangible, tangible dont ils contestent par ailleurs la véracité sinon l’importance. Quant aux autres, ils jettent la tête au loin et se laissent submerger par le tumulte ambiant qui répand sa chanson soporifique, celle-là même dont la molécule ouvre l’esprit aux mille sommeils elliptiques. Au début, on minimise toujours l’ampleur de la destruction en cours de la matière humaine. C’est que le terme « génocide » suscite instinctivement une levée de bouclier, un réflexe d’autodéfense comme cligner des yeux quand une poussière se pose sur la co

La fabrique d’un écrivain africain : le cas de Camara Laye

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  Peut-on lire innocemment « L’enfant noir » ?   Ou, enfonçons le clou : doit-on encore le lire ? La fabrique de l’écrivain africain relève du même mouvement que celle du classique africain. Les deux sont concomitants. En ce sens que pour fabriquer le classique, pourrait-on dire, il faut fabriquer l’écrivain. Après tout, c’est son nom qui figure en première de couverture. Il faut comprendre le classique comme une œuvre de fiction enseignée dans les écoles. Mais, c’est aussi une opération commerciale très profitable pour l’éditeur. Puisque le classique a pour vocation de rester longtemps dans les programmes scolaires. L’enseignement colonial avait besoin de textes véhiculant les valeurs du colonisateur, les disséminant dans l’esprit des écoliers et normalisant sa présence sur le territoire conquis. Pour susciter ces textes, une figure est incontournable : celle de Georges Hardy. Il fut directeur de l’enseignement en Afrique Occidentale Française de 1915 à 1919. Hardy était un partisan

Place des poètes - Ecouter les sanglots

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Parfois, je me demande quelle est la musique du monde ? C’est-à-dire la somme de toutes ses musiques gaies ou tristes, lentes ou effrénées, raisonnables ou délirantes. Quand j’écoute le monde, j’entends d’abord des cris, des appels à l’aide. De ceux qui se lèvent contre l’injustice qui frappe leurs corps et décompose leur futur. Il est vrai que la réaction naturelle devant une agression est de l’affronter, de mobiliser ses muscles et son courage, ses convictions et ses espérances en des lois écrites non sur des parchemins, mais dans les cœurs, les plis du visage, les paumes de la main, ces lois de la vie sur lesquelles reposent la dignité, ces lois qui se nourrissent de l’humus de l’amour, ces lois que des discours, des violences visibles ou invisibles brouillent de temps en temps, mais ne parviennent jamais à les réduire au néant de l’oubli. On lutte. On crie, pour attirer l’attention, pour susciter la sympathie, le soutien de ses semblables. Car on croit en la solidarité entre les ho

Monument de la laideur

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Le 13 septembre 2021, une statue d’Um Nyobe est inaugurée à Boumnyebel en présence de l’ambassadeur de France Christophe Guilhou et de Bapooh Lipot le secrétaire général de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), le parti politique dans lequel Um occupa le même poste. Dans les réseaux sociaux, on hurle à l’indignation, on parle de la deuxième mort du leader nationaliste, d’insulte à sa mémoire. On est écœuré, révulsé, courroucé, on se sent trahi, humilié. Je ne vais pas me prononcer sur ces ressentis qui sont légitimes, en raison du brouillard savamment entretenu sur la guerre d’indépendance qui s’est muée en guerre civile lorsque le Cameroun oriental a accédé à la souveraineté internationale.   Contexte   La date choisie pour l’inauguration de la statue du Mpodol n’est pas anodine. Elle est celle de la commémoration de son assassinat en 1958 par l’armée française à Libelingoï, à quelques encablures de Boumnyebel. En d’autres termes, un ordre a été donné au sommet de la lign

La place des poètes – Aube

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Territoire. Là où bute l’esprit. S’ouvre la voie de l’imaginaire, qui est lui-même un moyen de saisir l’espace. L’esprit ne veut pas laisser d’ombre. Il veut tout éclairer.   Ici, on ne parle pas de commerce. On ne dit pas : la poésie ne se vend pas. Le nombre de livres vendus n’est pas la mesure du talent, du génie, de la volonté d’ouvrir des portes, les unes après les autres, afin que la vie se rapproche toujours un peu plus de son état d’accomplissement, la bonne vie, la vie réussie, celle des accords plus que parfaits entre soi-même et les autres.   L’argent achète tout, dit-on, ce qui signifie qu’il est la mesure de tout. Tout devient fatalement argent, dans le cycle de marchandise, et l’argent, pour se multiplier, pour enfanter ses semblables, se reproduire, passe par l’étape transitoire de la marchandise qui sera consommée. Le circuit parfait. Éternel, pense-t-on. Le rythme de la vie. Comme le cycle de la pluie qui alimente les rivières et les fleuves et la végétation, pu

Cette histoire de la violence

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Par où commencer ? Par où ? Pourtant, il faut bien commencer quelque part. Il s’agit d’un fait divers. Mais d’un fait qui n’est pas du tout banal. Car il révèle les convictions profondes et montre comment le passage à l’acte est possible. Pour l’observateur extérieur, le passage à l’acte est toujours incompréhensible, il semble une montagne infranchissable, une épreuve insurmontable. On aura tendance à invoquer la folie. La folie, un allié bien commode pour refuser d’admettre la volonté dans la manifestation de l’horreur. On voudrait se protéger de cette vérité-là, qui ne s’offre pas immédiatement au regard, comme celle du jour éclatant de lumière, mais se découvre, cachée dans un fourré. La main écarte les branches et soudain l’œil l’aperçoit. L’esprit a alors quelques secondes pour se décider : il l’accepte ou il la refuse. S’il l’accepte, il la sort du fourré, s’il la rejette, il laisse les branches se refermer autour elle. Les passions sont également convoquées. On parlera même par

Cameroun : Dikolo ou le réveil de la jeunesse Bonanjo

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Il y a 70 ans, le roi des Bonanjo, Alexandre Ndoumbè Douala Manga Bell convoqua une assise à la chefferie, sise au Parc des Princes à Bali, parce que des rumeurs couraient les rues qu’il avait vendu des terres collectives arrachées par les Allemands et restituées par les Français. Alexandre était un homme court et sec. Un physique désavantageux que contrastait la douceur de ses traits métissés. Mais, ceux-ci ne lui étaient d’aucun secours pour imposer son autorité. Pour se faire, il devait impressionner ses interlocuteurs par sa grande culture classique, ses crises de colère injustifiées et la brimade dans laquelle il était passé maître. Il lança à l’assemblée grouillante, d’une voix qui respirait la sévérité et le défi : « J’ai mangé l’argent de vos terres hein. » Et l’assemblée de répondre en chœur : « Oui. Notre père. » Comment pouvait-on contester l’autorité du roi ? Après tout, il était le fils de Rudolf, celui-là même qui avait réalisé l’unité politique des Duala contre le coloni

Dynastie et plantation

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L’économie de plantation, celle dans laquelle sont insérés les pays d’Afrique francophone, assure la constitution d’un capital, mais pas la transmission de celui-ci. Par exemple, un haut fonctionnaire va voler les deniers publics et se constituer un capital. Comme il a beaucoup de femmes et beaucoup d’enfants, son capital va être dispersé dans les querelles de succession. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les nouvelles générations doivent recommencer presque à zéro l’accumulation du capital, et surtout, que les enfants de ce haut fonctionnaire ne sont pas assurés de conserver leur niveau de vie et de le transmettre à leurs propres enfants. Vous comprenez donc qu’avez un pareil système on ne pourra jamais se développer. La mort du père est un moment de grande instabilité en ce sens que la compétition est âpre entre ses héritiers pour capter sa fortune.  Dans une société basée sur l’économie de plantation, il y a deux types de conflits identifiables : le conflit à l’intérieur de la trib

La mère de tous les désirs

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Les camerounais ont une étrange conception de la justice. Pour eux, demander justice quand on est victime c’est être contre, vouloir le mal, la destruction du présumé coupable. C’est qu’ils voient la société comme le théâtre de la bataille que se livrent les individus pour occuper les meilleurs places, forcément peu nombreuses dans une économie de plantation. Ceux qui y parviennent peuvent donc écraser en toute impunité les autres, qui sont soupçonnés de vouloir ravir leur place. On vient d’en avoir la démonstration lors du récent point de presse de Martin Camus Mimb où, en larmes, profondément bouleversé, d’une touchante humilité, il nous raconte ses misères ainsi que celles de sa famille depuis la diffusion intentionnelle des vidéos de Malicka Bayemi prises dans son bureau et finit par demander pardon à la victime et aux siens. Vous aurez remarqué qu’il ne tente même pas d’aborder les misères de la victime. Il ne se met pas à sa place : l’essentiel de son discours étant centré sur lu